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Manbij : début du compte à rebours pour un assaut régional organisé

La bataille de Manbij pourrait bien être tranchée politiquement avant de l’être militairement sur le terrain. Par le biais d’ententes et de garanties mutuelles entre Américains et Turcs, les paramètres géostratégiques dans le Nord syrien ont changé, depuis que les Kurdes ont traversé l’Euphrate sur sa rive occidentale, pour faire la jonction avec les trois cantons : Hassaké, Aïn Al-Arab (Kobané) et Afrin.

Le compte à rebours pour entrer dans la ville pourrait bien avoir commencé ces dernières heures, malgré un siège brinquebalant imposé par les Forces démocratiques syriennes autour de Manbij. L’entrée occidentale de la ville se situe en effet à un kilomètre seulement des forces prépositionnées pour l’attaque, alors que la distance s’étend jusqu’à 7 km aux autres endroits. Environ mille combattants de Daech font face à 4 000 assaillants, dont 1500 Arabes, le reste provenant des forces kurdes.

Mais la véritable contribution décisive à la bataille est concédée par un mélange de forces spéciales et de conseillers américains, allemands, britanniques et français. C’est à eux qu’incombe en effet la mission de coordonner les centaines de raids aériens en appui aux forces offensives depuis environ deux semaines, et sans lesquelles il aurait été difficile de simplement penser que ces forces eussent pu traverser l’Euphrate d’Est en Ouest et commencer une des opérations militaires, porteuses de significations géostratégiques nouvelles, visant à changer le visage de la Syrie.

Il était indispensable, pour une bataille qui pour la première fois change le volet septentrional de Sykes-Picot, que les ententes politiques entre Américains, Turcs et Kurdes, et dans une moindre mesure Russes, mais aussi les garanties mutuelles, soient précédées de la traversée de l’Euphrate en direction de ce que l’on pourrait qualifier de parachèvement de la construction d’une entité kurde, qui n’a guère cessé depuis la mise en place de l’Autonomie kurde en 2013, jusqu’aux batailles de Manbij, et sur toute la ligne s’étendant sur 600 km de Afrin à l’Ouest vers Al-Malkié à l’Est, dans l’angle du triangle syro-turco-irakien.

Des sources arabes et kurdes qui se recoupent affirment que le feu vert américain pour dépasser ce qui constituait la ligne rouge pour les Turcs, a été donné par le commandement des forces américaines au Moyen-Orient. Lors de la visite du chef de ces forces, le général Joseph Votel, le 21 mai dernier à Aïn Al-Arab (Kobané), la décision été prise de commencer l’opération de Manbij et de dépasser les objections turques. L’opération s’est accompagnée de masses kurdes et d’opérations contre Daech dans la campagne au nord de Hassakeh, pour faire comprendre que la coalition allait commencer une grande offensive en direction du principal fief de Daech, la ville de Raqqa. Mais les préparatifs avaient déjà commencé, avant même l’arrivée de Votil et sa réunion avec les responsables kurdes et américains dans la région, pour lancer ladite offensive sur Manbij.

Selon des fuites, il semble que le général américain ait effectué deux visites à Aïn Al-Arab, et non pas une seule, et qu’il a quitté « Kobané » pour Ankara pour rencontrer le président turc Recep Tayyip Erdogan, afin de l’informer de la décision américaine, avant qu’il ne revienne le jour suivant, le 22 mai, porter à la connaissance de ses alliés kurdes la feuille de route convenue. Selon les informations, Votel aurait informé Erdogan que le Président Barack Obama n’acceptera pas de prolongation du délai convenu à l’automne dernier avec Ankara et que les six mois demandés par Erdogan à l’époque aux Américains, afin que les groupes financés par Ankara et dirigés par les services de renseignement turcs, puissent bouter Daech hors de la campagne septentrionale d’Alep.

Le général américain a informé le président turc que les « amis » de la Turquie ont échoué à endiguer Daech dans le Nord syrien et que les forces spéciales américaines et les Kurdes vont désormais se charger de cette mission à Manbij. Votel a affirmé à ses interlocuteurs kurdes que Obama avait informé Erdogan par téléphone le même jour que des forces arabes constitueraient le fer de lance de l’attaque sur la ville, habitée par une majorité arabe, en guise de garantie pour que les Kurdes n’utilisent guère l’opération pour réaliser un continuum entre les cantons. A cela s’ajoute la garantie américaine qu’aucune force kurde n’entrera dans une voie longue de 15 km dans le nord d’Alep, et qui longe la frontière avec la Turquie.

Et pour garantir la prédominance des Arabes sunnites dans les opérations à l’ouest de l’Euphrate, des sources kurdes dans le Nord syrien affirment que les Américains ont organisé une réunion à la base aérienne turque d’Incirlik entre des chefs des unités kurdes, dont Fayçal Abou Layla, avant sa mort dans les combats à Manbij, et des responsables turcs, afin de les informer de la composition des forces prenant part à l’offensive sur Manbij ainsi que les noms des chefs des brigades arabes qui attaqueront la ville. La réunion s’est accompagnée d’un parrainage américain pour un accord kurdo-turc prescrivant le transfèrement du leader kurde Aballah Ocallan de sa prison à l’isolement  sur l’île Imerli pour une résidence surveillée lui permettant de rencontrer des personnalités kurdes proches du PKK et ouvrir des canaux de communication avec Ankara, mais aussi pour reprendre les négociations sur le dossier kurde.

Les sources affirment que les Turcs ont demandé au PKK l’arrêt des opérations au Sud-Est de la Turquie aux alentours de Diyarbakir, en échange de leur aval pour l’entrée de forces kurdes à Manbij et à l’Est de l’Euphrate.

Les Turcs ont commencé, directement au début de l’opération Manbij, à exercer des pressions sur Daech afin d’arrêter son offensive sur Marea dans la campagne septentrionale d’Alep, pour se retirer sans combats vers Kelkebin, Kafr Jabrin et neuf autres villages et alors assiéger Marea pour couper la route d’approvisionnement avec Aazaz. Cette mesure vise d’abord à contenir les Kurdes, loin de Daech, et retirer aux Américains la carte de la lutte contre Daech dans la zone, perçue comme une couverture pour une progression kurde, mais aussi en vue de renforcer les factions sur la ligne séparant Afrin d’Aazaz, Marea et Jarablus. Les services de renseignements turcs ont faire venir sur cette ligne des renforts supplémentaires depuis Idlib, comprenant des combattants d’Al-Jabhat Al-Chamia, des brigades turkmènes Al-Mouatassem Billah, Salah Addin et Nour Al-Din Al-Zanki, afin qu’ils jouent un rôle d’obstacle devant toute progression des Kurdes en direction de la ligne frontalière au Nord d’Alep ou vers Aazaz et les routes d’approvisionnement de la Turquie avec l’Est de la ville d’Alep.

Il est clair que les Turcs ferment les yeux sur la prédominance de la participation kurde dans l’offensive de Manbij. Le plus important est qu’ils pourraient ne pas s’opposer à l’émergence d’une entité kurde syrienne à leurs frontières méridionales, en dépit de ce qu’affirme Erdogan, si cela contribuait à fragiliser Damas, la Syrie, ou à une partition du pays. Il n’est plus évident que les Kurdes, qui sont vraisemblablement les derniers à marcher vers un Etat au Moyen-Orient, après que l’accord de Sykes-Picot les eurent privés de ce rendez-vous dans les années 1920, constituent un danger avec lequel les Turcs ne pourront cohabiter et qu’ils ne pourront contenir. Car les Turcs ont pu coexister avec le Kurdistan irakien après moult refus, et entraver économiquement la nouvelle entité en mettant la main sur les pipe-lines de Jihan, ou en contrôlant ses flux financiers et son commerce extérieur, mais aussi en monopolisant des projets d’infrastructures, en faisant presque une province turque.

Et bien que la carte définitive de la prochaine entité en Syrie soit encore à préciser, ses grandes lignes, si elles sont creusées, constitueront sur le terrain avec le Kurdistan irakien, un obstacle géographique – pour la première fois dans l’histoire – entre le plateau anatolien et la plaine arabe et les vallées de l’Euphrate, car la Turquie ne longerait plus l’Irak ou la Syrie autrement que par l’entité kurde, qui pourrait arriver à la côte méditerranéenne, comme l’indiquent des cartes qui florissent sur les murs des centres des Forces démocratiques syriennes, dans le cas où la couverture internationale et régionale escomptée lui était apportée, pour lui fournir un couloir maritime et parachever les conditions d’une viabilité économique pour vivre et communiquer.

Cet article a été traduit et édité par Syria Intelligence (As-Safir, par Mohammad Ballout, le 20 juin 2016)

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