
Lorsque le président syrien Ahmed al-Charaa prendra la parole cette semaine devant l’Assemblée générale des Nations unies, ce sera une nouvelle étape dans un parcours pour le moins improbable. Pendant des années, il n’était connu que sous le nom d’Abou Mohammed al-Jolani, chef clandestin de la branche syrienne d’Al-Qaïda, recherché par les États-Unis avec une prime de dix millions de dollars. Dimanche pourtant, il est arrivé à New York en avion, vêtu d’un costume élégant, salué par la diaspora syrienne et même par l’ancien directeur de la CIA, le général David Petraeus.
Si cette première apparition d’al-Charaa à l’ONU marque une consolidation de la reconnaissance internationale de son gouvernement, la situation en Syrie demeure fragile. La communauté internationale, qui l’accueille désormais en chef d’État, devrait l’inciter à des politiques réellement inclusives, et non l’encourager à renforcer un contrôle autoritaire sur un pays encore profondément divisé.
Il y a seulement dix mois, le gouvernement de Bachar al-Assad dominait encore la majorité du territoire syrien. Mais une offensive lancée par Hayat Tahrir al-Cham, dirigée par Charaa, a provoqué l’effondrement des défenses gouvernementales à la fin de 2024. Le 8 décembre, Damas tombait aux mains des rebelles et Assad s’enfuyait à Moscou. Sharaa devenait ainsi président de facto de la Syrie, mettant fin à plus d’un demi-siècle de règne de la famille Assad.
Le nouveau gouvernement fut accueilli favorablement à l’étranger. Des délégations ministérielles affluèrent à Damas pour renouer les relations. L’administration Trump, d’abord méfiante sous l’influence d’Israël, a changé de posture après une médiation du prince héritier saoudien qui permit une rencontre entre Trump et Charaa en mai. Le président américain le décrivit alors comme un « homme coriace et séduisant », avant de lui apporter un soutien appuyé.
Durant ses premiers mois au pouvoir, Charaa a misé sur la reconnaissance internationale. Il s’adressait rarement à son opinion publique, préférant multiplier les visites à l’étranger et recevoir dignitaires et chefs d’État à Damas. Cette stratégie a porté ses fruits : il a obtenu une reconnaissance diplomatique élargie et, surtout, un allégement partiel des sanctions occidentales, indispensable pour espérer relancer l’économie syrienne.
Mais à l’intérieur du pays, sa légitimité reste fragile. Désigné président par acclamation lors d’une « conférence de la victoire » des commandants rebelles en janvier, il annonça la dissolution des factions armées. En février, une conférence de dialogue national fut organisée mais ne dura qu’un jour et demi, sans véritable débat. En mars, son gouvernement adopta une constitution intérimaire pour une transition de cinq ans, conférant au président des pouvoirs très étendus. Les élections parlementaires prévues s’annoncent étroitement contrôlées : un tiers des sièges sera attribué par la présidence elle-même.
Bien qu’il ait rompu depuis longtemps avec Al-Qaïda, Charaa continue d’incarner un projet islamiste sunnite. Or, la Syrie est un pays multiconfessionnel, abritant Alaouites, chrétiens, Druzes et Kurdes aux côtés de la majorité arabe sunnite. Beaucoup de communautés, y compris parmi les sunnites qui ne partagent pas sa vision sociale et culturelle, s’inquiètent de leur place dans la nouvelle Syrie. Le pouvoir reste concentré entre un cercle restreint de proches et d’anciens cadres de Tahrir al-Cham.
Les ressources économiques à distribuer à la population sont quasi inexistantes. Après quatorze ans de guerre et de sanctions, le pays est ruiné. Les investissements étrangers promis ne produiront des effets concrets qu’à moyen ou long terme.
Le territoire syrien reste par ailleurs morcelé. Dans les zones contrôlées par le gouvernement, Damas peine à imposer son autorité face aux anciennes factions rebelles. Les tentatives d’expansion ont suscité des résistances sanglantes : en mars, la répression d’un soulèvement sur la côte a coûté la vie à 1 500 Alaouites. En juillet, une offensive sur Soueïda, région à majorité druze, a été stoppée net par une intervention militaire israélienne. Le gouvernorat échappe toujours au contrôle de Damas et ses dirigeants réclament désormais l’autonomie. Quant au nord-est, il reste aux mains des Forces démocratiques syriennes dominées par les Kurdes, malgré un accord d’intégration conclu en mars et resté lettre morte. Ces blocages nourrissent la crainte, parmi les partisans du gouvernement, d’une « alliance des minorités » liguée contre Damas.
Charaa conserve cependant des soutiens solides à l’étranger. L’envoyé spécial américain Tom Barrack affirme qu’il n’existe « pas de plan B » pour la Syrie et s’est imposé comme un défenseur du nouveau gouvernement. Mais cet appui a parfois encouragé Damas à durcir sa politique, notamment lors des offensives contre Soueïda.
À New York cette semaine, Charaa plaidera pour un nouvel allégement des sanctions et un appui international à une Syrie unifiée. Son discours devrait trouver un écho favorable à l’Assemblée générale. Mais la communauté internationale aurait tort de céder à l’enthousiasme. La Syrie demeure divisée et la légitimité de son nouveau président reste contestée. Soutenir sans réserve un projet exclusif et centralisateur risquerait d’attiser de nouvelles tensions et de replonger le pays dans le cycle de la violence.
Cet article a été traduit et édité par Syria Intelligence. Par Sam Heller, chercheur associé auprès de Century International. La version originale de cet article a été publiée le 23 septembre 2025 sur time.com en anglais « Why Ahmed al-Sharaa’s U.N. Debut Matters »