La déroute des groupes rebelles soutenus par Ankara complique le mandat turc à Idlib

Par Fehim Tastekin, journaliste turc et éditorialiste pour le Turkey Pulse. Il se spécialise dans la politique étrangère turque et les affaires du Caucase, du Moyen-Orient et de l’UE. La version originale de cet article a été publiée le 14 janvier sur al-Monitor en anglais  « Jihadis rout Ankara’s allies, complicating Turkey’s Idlib mandate ».

Le groupe djihadiste Hay’at Tahrir al-Cham a vaincu la coalition de groupes rebelles du Front national de libération soutenue par la Turquie dans la province syrienne d’Idlib, bouleversant ainsi les fondements du processus de désescalade qui avait été conclu par la Turquie et la Russie le 17 septembre 2018 à Sotchi.

Alors que la Turquie se heurte à des obstacles dans son opération militaire à Manbij et le nord-est de la Syrie, le désordre se développe dans la province Idlib, où 12 postes turcs se situent à la hauteur de ce qui est censé être une zone de désescalade.

Depuis début janvier, Hay’at Tahrir al-Cham a mis en déroute les groupes d’opposition soutenus par la Turquie qui avaient fusionné sous le nom du Front national de libération.

Les affrontements ont éclaté le 1er janvier après que le mouvement Nour al-din al-Zenki du Front national de libération eut tué cinq combattants de Hay’at Tahrir al-Cham à Darat Izza. Pour les factions du Front national de libération, le résultat a été une débâcle. En 10 jours, ils ont perdu près de 90 localités au profit de Hay’at Tahrir al-Cham, ce qui a considérablement compliqué l’accord de Sotchi conclu en septembre entre la Turquie et la Russie pour établir une zone de désescalade autour d’Idlib et dans certaines régions, notamment dans l’ouest d’Alep, au nord-ouest de Hama et au nord-est de la Latakia.

Résumé de l’évolution des événements en cours

Le 2 janvier, Hay’at Tahrir al-Cham a capturé Darat Izza et quatre autres villes à l’ouest d’Alep et les combattants du groupe Nour al-din al-Zenki affilié au Front national de libération se sont réfugiés vers Afrin sous contrôle turc, laissant derrière eux des dizaines de véhicules, dont des chars. Le Front national de libération a riposté en prenant trois localités du sud d’Idlib à Hay’at Tahrir al-Cham.

Le 3 janvier, alors que les affrontements se poursuivaient, Hay’at Tahrir al-Cham s’empara de quatre localités de la province de Hama. Le lendemain, Hay’at Tahrir al-Cham fit également des progrès à l’ouest d’Alep, capturant ainsi la base militaire de Sheikh Suleiman qui avait été le quartier général principal de Nour al-din al-Zenki.

Le 6 janvier, les factions locales proches du Front national de libération ont hissé le drapeau blanc à Al-Atarib. Un millier de combattants de ces deux factions ont quitté la ville dans le cadre d’un accord.

Le 9 janvier, Ahrar al-Cham (FNL) a remis les plaines d’al-Ghab et la colline de Chachbo dans le gouvernorat de Hama à Hay’at Tahrir al-Cham, ce qui a obligé Ahrar al-Cham à se dissoudre dans ces deux régions.

En résumé, toutes les factions du sud-ouest de la province d’Idlib ont cédé leur terrain à Hay’at Tahrir al-Cham, à l’exception de Jaych al-Izza, qui n’a pas pris part aux affrontements. Hay’at Tahrir al-Cham a pris le contrôle de 33 localités rien que dans le sud d’Idlib.

La route Alep – Hama – Homs – Damas (M5) et la route Alep – Lattaquié (M4) ont également joué un rôle dans cette situation de plus en plus critique. Hay’at Tahrir al-Cham a renforcé son contrôle sur les deux routes, portant à 80 % la zone contrôlée par Hay’at Tahrir al-Cham et des groupes djihadistes aux idées similaires.

Hay’at Tahrir al-Cham a également assiégé Ariha et Maarat al-Numan, mais n’est pas entré immédiatement dans les villes face aux protestations des populations locales.

Au 10ème jour des affrontements, Hay’at Tahrir al-Cham et le Front national de libération ont signé un accord de cessez-le-feu qui les oblige à démanteler les barricades et points de contrôle routiers et à libérer mutuellement leurs prisonniers. Le soi-disant gouvernement du salut – la branche civile de Hay’at Tahrir al-Cham – prendra en charge l’administration de toutes les zones capturées par Hay’at Tahrir al-Cham, avec Ariha et Maarat al-Numan. Cependant, des accords similaires signés dans le passé se sont rapidement effondrés. Si cet accord devait également échouer, Hay’at Tahrir al-Cham pourrait aller encore plus loin si la Turquie n’intervenait pas – ce qu’elle n’a pas fait jusqu’ici.

Accord de cessez-le-feu entre Hayat Tahrir al-Cham et le Front national de liberation. Les zones sous contrôle du FNL doivent être administrées par le Gouvernement du Salut
Accord de cessez-le-feu entre Hayat Tahrir al-Cham et le Front national de liberation. Les zones sous contrôle du FNL doivent être administrées par le Gouvernement du Salut.

Cependant, la Turquie a décidé de renforcer sa frontière en envoyant des commandos et des véhicules blindés dans sa province de Hatay, à la frontière avec Idlib, selon l’Agence Anadolu.

La frontière syrienne jouxtant la Turquie est maintenant entièrement sous contrôle de Hay’at Tahrir al-Cham. Hay’at Tahrir al-Cham a entouré la plupart des postes d’observation que l’armée turque a mis en place autour d’Idlib dans le cadre de l’accord de Sochi.

Les avancées de Hay’at Tahrir al-Cham ont défié les attentes selon lesquelles le groupe s’affaiblirait davantage sous l’impact de l’accord de Sochi, en plus des milliers de combattants qu’il a perdus à la suite de la défection de Nour al-din al-Zenki et d’autres groupes. L’accord de Sotchi exigeait que les combattants de Hay’at Tahrir al-Cham se retirent de la zone tampon entourant Idlib. Des sources de sécurité turques ont déclaré à la BBC en novembre que le nombre de combattants de Hay’at Tahrir al-Cham à Idlib était tombé à environ 12 000, alors qu’il avait culminé à plus de 17 000.

La Turquie espérait pouvoir faire avancer l’accord de Sochi grâce à des opérations déléguées au Front national de libération sans impliquer ses propres troupes, grâce à des interventions subtiles de son service de renseignement et à des négociations. Mais la zone tampon, qui était censée être débarrassée des groupes terroristes et des armes lourdes, est tombée en grande partie entre les mains de Hay’at Tahrir al-Cham. Un autre engagement des accords de Sotchi exigeait la réouverture des routes M5 et M4 d’ici la fin 2018. Pour tenir parole, la Turquie doit maintenant intervenir ou accepter la grande offensive que la Russie et la Syrie ont repoussée.

Ankara a observé en silence les progressions réalisées par Hay’at Tahrir al-Cham, suscitant ainsi certaines interrogations. Les observateurs se demandent pourquoi la Turquie n’a pas aidé le Front national de libération, une question qui en amène une deuxième : Se pourrait-il que la Turquie ait conclu un accord avec la Russie ?

Un scénario possible est que la Turquie aurait pu perdre Idlib en échange de Manbij. Selon un autre scénario, la Turquie pourrait laisser la Russie aller de l’avant plutôt que de tenir sa parole dans l’accord de Sotchi et d’attirer la colère des djihadistes sur elle-même. Bien qu’un tel accord avec la Russie ne puisse être exclu, le fait d’éviter une intervention n’est pas vraiment en inadéquation avec la stratégie générale de la Turquie en Syrie dans les années passées.

En 2014, la Turquie s’est abstenue d’intervenir directement, même dans les affrontements entre son allié, l’Armée libre syrienne, et l’État islamique, qui avait atteint les frontières de la Turquie. Au lieu de cela, elle a choisi de renforcer l’appui à ses alliés pour faire pencher la balance. Elle s’en est tenue à la même tactique plus tard, lorsque les factions de l’Armée de conquête ont commencé à se battre entre elles après s’être emparées d’Idlib.

Une importante différence aujourd’hui est que la Turquie est sur le terrain avec 12 postes d’observation, ce qui a suscité des attentes. Pourtant, la Turquie n’a jamais envisagé d’affronter Hay’at Tahrir al-Cham militairement, malgré les engagements pris par Ankara. Il comptait plutôt sur sa capacité de persuasion et de dissuasion pour régler les choses sur le terrain. En retour, Hay’at Tahrir al-Cham – qui dépend des frontières turques pour son approvisionnement – a donné le feu vert aux postes d’observation de la Turquie et a même escorté des troupes turques sur le terrain. Cela ne signifie pas pour autant que Hay’at Tahrir al-Cham acceptera que la Turquie domine le champ de bataille en coordination avec la Russie ou mobilise des groupes rebelles contre les Kurdes.

Un cheikh de Hay’at Tahrir al-Cham a par exemple critiqué les groupes désireux de se joindre à l’opération turque prévue à l’est de l’Euphrate contre les unités kurdes du YPG, faisant valoir que la participation à « une guerre entre une armée laïque et un parti athée » est incompatible avec l’Islam.

Un porte-parole de l’armée nationale, une autre force rebelle soutenue par la Turquie présente dans la région d’Afrin, a accusé les djihadistes de tenter de distraire les forces alliées à la Turquie pour les empêcher de participer aux plans turcs d’attaquer le YPG et de s’emparer de Manbij et des villes sur la rive est de l’Euphrate. Cette opération s’est toutefois compliquée lorsque la Syrie a envoyé des forces militaires pour fortifier Manbij à la demande des Kurdes. Il est un fait, cependant, que les derniers affrontements djihadistes ont été attisés par les attaques d’Ahrar al-Cham et Nour al-din al-Zenki contre Hay’at Tahrir al-Cham. Dès le 3 décembre, Hay’at Tahrir al-Cham avait fait état de combats meurtriers avec Ahrar al-Cham après que ce dernier eut tenté de s’emparer des territoires de Hay’at Tahrir al-Cham alors que l’armée syrienne fortifiait ses positions au sud.

Enfin, qu’un plan secret soit ou non en jeu en coulisse, les derniers développements ont conduit à une situation dans laquelle la Turquie ne peut plus protéger la « réserve djihadiste » à Idlib.

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